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Quand Dex Graham reprit connaissance, il avait le soleil dans les yeux et le motif du tapis de la chambre d’Evelyn Woodward imprimé en creux sur la joue. Son corps transi était raide et perclus de crampes.
Il se redressa tant bien que mal, l’esprit en déroute. Sa dernière nuit sur un plancher remontait à la fac : au matin d’une monstrueuse fiesta, il s’était retrouvé étalé dans son dortoir, lesté d’une gueule de bois carabinée, sans savoir ce qu’était devenue la blonde qui l’avait ramené dans sa Mustang. Engloutie par la brume. Comme tout le reste.
Il frissonna sous un souffle d’air frais venu de la fenêtre. Il l’avait ouverte ? Les rideaux s’agitaient devant un ciel de porcelaine bleue. La journée était calme, sans autre bruit que le caquetage des oies du Canada sous les pontons.
Il se mit debout, lentement, et vit Evelyn recroquevillée dans une fausse position, sous un amas de draps, la main traînant par terre. Routarde gisait en travers de ses pieds.
Il avait bu ? Oui, ou non ? Il éprouvait les sensations familières – le malheur qui guette, les mauvais présages de la nuit prêts à se dévider dans sa tête.
Alors il se tourna vers le lac. Ah, merde, oui – l’usine d’armement.
Il se souvint des rais de lumière poignardant la voûte étoilée, du carrousel de la pièce autour de lui.
Le Merced était tranquille. Les pontons luisaient sous un soleil voilé. Les mâts des bateaux de plaisance dansaient au gré de la houle. Et derrière les pins qui se pressaient à l’autre bout du lac, un panache de fumée montait de l’ancienne réserve ojibwa.
Dex darda son regard dans cette direction tout en essayant de jauger la situation. Le souvenir de Tchernobyl lui revint. À l’évidence, il y avait eu un accident. Ce qu’il avait vu, sans être une explosion nucléaire, pouvait se révéler tout aussi catastrophique – la fusion du cœur d’un réacteur, par exemple. La fumée décrivait des cercles paresseux. Comme le vent soufflait de l’ouest vers le laboratoire, la ville n’avait rien à craindre des retombées. Du moins aujourd’hui.
Jamais une explosion n’expliquerait six ou sept heures d’inconscience. Et son cas n’était pas isolé. Beacon Road vide, sauf pour une volée d’étourneaux. Quais et passerelles déserts sous le soleil. Ni plaisanciers ni pêcheurs.
Pris de peur, il fit volte-face.
— Evelyn ? Ev, tu es réveillée ?
À son immense soulagement, elle frémit, soupira. Cilla devant l’éclat du jour.
— Dex. (Elle se racla la gorge, bâilla.) Ferme le rideau.
— Faut se lever, Evie.
— Hein ? (Calée sur un coude, elle plissa les paupières pour lire l’heure.) Merde, le petit déjeuner ! (Elle se leva, flageolant sur ses jambes, et passa sa robe de chambre.) Je sais que j’ai mis la sonnerie ! On doit crever de faim, ici !
Le réveil était un vieux modèle à clé. Elle l’a peut-être remonté, se dit Dex. Il a aussi bien pu ne pas se déclencher que sonner sans qu’on l’entende.
Et si on allait mourir d’irradiation ? Comment savoir ? On vomit ? Il était courbatu – après tout, il avait dormi par terre. Mais malade ? Non.
Evelyn se précipita dans la salle de bains et en ressortit aussitôt, perplexe.
— Plus de lumière, là-dedans.
Il appuya sur le commutateur de la chambre. Aucun résultat.
— Les fusibles, dit-elle, songeuse. Ou une coupure… Qu’est-ce que tu as, Dex ? Si tu voyais ta tête ! (Elle fronça les sourcils.) Tu étais à la fenêtre hier soir, non ? Je me rappelle, maintenant. Tu as laissé entrer Routarde…
Il acquiesça.
— J’ai vu un éclair, reprit-elle. Un orage magnétique ? La foudre a pu tomber sur le transformateur de la mairie. La dernière fois, on est restés six heures dans le noir.
Pour toute réponse, il la prit par le bras, l’amena devant la fenêtre. Elle s’abrita les yeux pour observer l’autre rive.
— Ça vient de l’usine d’armement, dit-il. Et la foudre n’y est pour rien, Ev. Je parierais plutôt pour une explosion.
— C’est pour ça qu’il n’y a plus de courant ?
Sa voix prenait un ton craintif. Elle crispa ses doigts sur les siens.
— Qui sait ? En tout cas, le vent refoule la fumée. C’est bien.
— Et la sirène ? Elle se déclenche, en cas d’incendie, non ?
— Les pompiers sont peut-être déjà sur place.
— Je n’ai rien entendu. La caserne est à côté. La sirène me réveille toujours. Tu l’as entendue, toi ?
— Non.
— C’est trop calme, Dex. Ça m’inquiète.
— Occupons-nous du petit déjeuner. Et si on écoutait le transistor, dans la cuisine ? Il marche sur piles.
Elle sembla réfléchir à sa suggestion et la juger acceptable… faute de mieux.
— On a tous faim, j’imagine. Bon. Je finis de m’habiller.
On était hors saison. Mme Friedel partie, Howard Poole restait le seul pensionnaire – et il n’était pas descendu.
Evelyn inspecta sa cuisine. Four, électrique. Frigo, déjà tiède.
— On en est réduits aux céréales. Jusqu’à ce que le lait tourne.
Dex trouva le Panasonic dans le placard à fournitures. Les piles n’étaient plus neuves, mais ça marcherait peut-être. Il le posa sur la table, déploya l’antenne et l’alluma.
Un crépitement de parasites retentit sur la fréquence de W.Q.X.B. Les piles étaient bonnes, mais le relais de Coby, cent kilomètres à l’est, restait muet. La station émettrice la plus proche se trouvait à Port Auburn. Ni Evelyn ni lui n’aimaient sa country à tout crin. Il faudra bien s’en contenter, se dit-il. Il tourna le bouton de recherche.
Rien.
— Elle doit être bousillée, dit Evelyn.
Il n’y croyait guère, mais sinon ? Dix ans auparavant, il aurait envisagé la guerre totale, l’apocalypse tant redoutée, la destruction du reste du monde. Le cas de figure semblait dépassé. Même si un Russe enfonçait un vieux bouton rouge, la civilisation survivrait. Jamais une bombe ne détruirait Port Auburn ni n’empêcherait sa station d’émettre.
Un accident au laboratoire de Two Rivers, un transistor grillé dans un poste. Il aurait voulu relier les deux, mais il n’y arrivait pas.
Il tournait toujours le bouton quand Howard Poole entra. T-shirt blanc, jean du dimanche déchiré au genou, expression de confusion somnolente.
— J’ai dû louper le petit déj’.
— Céréales froides, et on allait commencer, dit Evelyn d’une voix pétulante. Il n’y a plus d’électricité, au fait. Vous avez peut-être remarqué.
— Un problème à l’usine d’armement, intervint Dex, retenant aussitôt l’attention du jeune homme.
— Quel genre ?
— Comme une explosion cette nuit, d’après ce que j’ai vu d’en haut. Il y a de la fumée. La ville dort encore et la radio est muette.
Howard s’attabla. Il semblait avoir du mal à assimiler la nouvelle.
— Merde. Le feu au labo ?
— Oui, je crois.
— Merde.
À ce moment-là, Dex capta une voix masculine, ténue, noyée sous les parasites. Il monta le son sans résultat probant.
— Pose-le sur le frigo, dit Evelyn. Il marche toujours mieux ainsi.
Il s’exécuta. La réception s’améliora quelque peu, mais le signal se perdait et revenait sans cesse.
Soudain l’émission devint audible, puis disparut pour de bon. Dex éteignit le poste.
— Quelqu’un a compris ? demanda Evelyn.
— Peut-être un flash, répondit Howard avec prudence.
— Ou un feuilleton radiophonique, dit Evelyn. C’est ce qu’il m’a semblé.
Dex secoua la tête.
— La radio n’en diffuse plus depuis 1950. Il a raison. C’était un bulletin d’informations.
— Mais… (Evelyn eut un petit rire perplexe.) J’ai cru que le présentateur parlait des Espagnols. D’une guerre avec les Espagnols.
— Tu as bien entendu, dit Dex.
Quand la voix blasée s’était détachée des parasites, il avait saisi quelques mots, dont le premier était « annoncé ».
… annoncé des succès écrasants sur le front du Jalisco dans la guerre contre les Espagnols. Les pertes sont légères et les villes de Colima et Manzanillo contrôlées par les alliés. Dans le Bahia, les débarquements de véhicules amphibies…
Le bruit blanc avait alors englouti la voix.
— Excusez-moi, dit Howard, mais c’était quoi, ce putain d’accent ? Un croque-mort norvégien sous calmants ? Et les Espagnols ? La dernière fois qu’on leur a fait la guerre, c’était en 1898 ! C’est forcément une blague. Ou une pièce radiophonique, là je suis d’accord avec Evelyn.
— Comme pour Halloween. Ils ont programmé ce vieux truc d’Orson Welles, l’adaptation de La Guerre des mondes.
— Halloween est passé, dit Dex.
Evelyn le fusilla du regard.
— Et alors, tu trouves ça normal ? On est en guerre avec l’Espagne ?
— Je n’en sais rien. Je n’y comprends rien. Moi aussi, je me demande ce qui nous arrive, Evie. Mais n’essayons pas de nous raccrocher à la première explication venue.
— Ah, c’est ce que je fais, à ton avis ?
Elle haussait le ton. L’échange aurait viré à la dispute – du moins à l’un de ces débats acerbes nourris moins de colère que de peur – si la sirène des pompiers n’avait retenti et si deux véhicules n’étaient passés en trombe sur Beacon Road.
— Dieu merci, dit-elle. Enfin quelqu’un qui réagit.
— Une minute, murmura Howard.
Il avait comme un mauvais pressentiment.
— Les pompiers, indiqua Evelyn. Ils doivent foncer vers la réserve indienne.
— Merde, non, dit Howard.
Dex, sans comprendre, le regarda se lever et courir vers l’entrée.
À 8 heures, Dick Haldane sortit d’un sommeil troublé et vit, par la baie surplombant l’extrémité orientale du lac Merced, de la fumée monter de la réserve ojibwa.
Il était hélas chef suppléant des pompiers volontaires de Two Rivers. Le capitaine et la plupart des administrateurs se trouvaient à Détroit pour un séminaire sur la mise à jour des normes de sécurité internationales. Et il écopait d’une urgence : plus d’électricité ni de téléphone. Et, le pire de tout : plus d’eau – le réservoir des W.-C. de la salle de bains émit un dernier soupir quand il tira la chasse. Comme la ville était alimentée par un château d’eau situé au nord du comté, le problème pouvait être local… ou plus étendu, et l’idée d’un incendie se propageant faute de moyens de lutte appropriés était une de ses hantises. Obligé de réagir, Haldane sauta dans sa vieille Pontiac et roula comme un dératé jusqu’à la caserne.
Le laboratoire de recherches était censé disposer de sa propre équipe anti-incendie et personne n’avait dit à Haldane que les installations tombaient sous sa juridiction. Au contraire. Un agent du secrétariat à la Défense avait eu un long entretien avec la commission municipale d’incendie : les brigades de volontaires n’interviendraient qu’en cas d’appel ; et, selon Complet Veston, autant espérer entendre Dieu tout-puissant au bout du fil…
Le panache gris s’élevait toujours dans le ciel calme.
Il garda sous le coude les permanents de nuit et attendit l’arrivée de l’équipe de jour. Les deux générateurs de la cave fournissaient le courant nécessaire à la radio, mais nul ne répondait. Il voulut joindre la mairie, le domicile du maire. Chou blanc. Toute cette pagaille pour sa pomme.
En 1962, un incendie avait ravagé la forêt domaniale au nord de la ville. Haldane, âgé de vingt ans, avait été de ceux qui ménageaient les coupe-feu. Depuis, il avait vu beaucoup de foyers, sans qu’aucun ne le terrifie à ce point. Il se figura la réserve du temps des Indiens : des prairies herbues, des pins sauvages et les quelques huttes des traditionalistes, rasées avant l’érection d’un périmètre de sécurité : Secrétariat à la Défense, Entrée interdite, Ici sont les Tigres. Mais le feu, comme Haldane le dit à ses hommes, se fiche des barrières.
Vu de la caserne, ce foyer ne présentait aucun caractère de gravité pour l’instant, mais il ne serait pas dit qu’une forêt avait brûlé parce que Dick Haldane attendait un coup de fil.
Il laissa le C.C.F. à la caserne, mais envoya une Échelle sur le site. Il suivait dans le V.L.T.T. un break rouge équipé d’un projecteur.
La sirène déchira la tranquillité de ce samedi amorphe. En cette étrange matinée, la ville peinait à s’éveiller. Il vit des gosses en pyjama, des gens sortis pour regarder passer le petit convoi. On réclamait la télé, le téléphone. Il se posait la même question. L’urgence concernait le projet fédéral, mais comment cet incendie, même grave, pouvait-il isoler la ville ? Il fallait une saute de courant, ou un court-circuit sur l’une de ces lignes à haute tension posées l’an passé. De toute sa carrière, et c’était sa seule certitude, il n’avait jamais rien connu de tel.
Ils dévorèrent les six kilomètres de nationale qui séparaient Two Rivers de l’embranchement menant au complexe par un chemin de terre. Avec les subventions fédérales, ils auraient pu goudronner l’accès, se dit Haldane. Ses reins se plaignaient des nids-de-poule et des ornières. La forêt devenait plus dense et, même s’il apercevait par endroits la colonne de fumée, il dut attendre le faîte d’un escarpement qui surplombait le site pour discerner le laboratoire proprement dit.
Il franchit la crête, écrasa la pédale de frein, et faillit pourtant entrer en collision avec l’arrière de l’Échelle. Qui conduisait le camion ? Tom Stubbs, oui. Tom avait dû rester comme deux ronds de flan devant la scène, lui aussi.
Le laboratoire de recherches, un ensemble de bunkers en béton, était tapi sur l’esplanade goudronnée qui remplaçait le centre social. Au nord, un immeuble administratif et, au sud, une résidence dont les bâtiments de stuc paraissaient tout droit venus d’une banlieue de Los Angeles.
Deux bunkers avaient essuyé une explosion. Murs noircis, toits affaissés. La fumée grasse s’élevait d’un troisième bâtiment, plus central et bien plus endommagé. Pas de flammes, nota Haldane.
Mais ça, ce n’était rien, somme toute. Le plus stupéfiant, à ses yeux, c’était le voile de lumière bleutée qui nimbait le site.
Quelques années plus tôt, il avait pris ses vacances dans l’Ontario en compagnie de deux collègues pompiers et d’un agent immobilier du coin. Partis pêcher à la mouche dans la région des lacs, au nord du Supérieur, ils avaient pendant une semaine trouvé l’équilibre presque parfait entre sport, ébriété et machisme. Mais il gardait avant tout le souvenir de la nuit glaciale où, dans un ciel pailleté d’étoiles, une aurore boréale dansait sur l’horizon.
Cette lueur l’évoquait. Même nuance fugace, changeante. Il n’aurait jamais pensé avoir l’occasion de l’observer en plein jour. Ni la voir englober ce béton et ces briques comme un champ de force digne d’un film de science-fiction.
Transparence et opacité : certains détails restaient masqués ici et là. Mais Haldane remarqua une autre singularité : plus il fixait un point précis, moins il le distinguait. Il scruta le bâtiment central, à peut-être neuf cents mètres du sommet de l’escarpement, et son image vacilla. Au bout de dix secondes, il vit une confusion de couleurs.
Il secoua la tête, histoire de s’éclaircir les idées.
La radio crépita. Stubbs, qui l’appelait du camion. Il saisit le micro.
— Stubbs, tu m’as foutu la peur de ma vie, j’espère que tu en as conscience.
La voix de l’autre émergea d’un océan de parasites, comme s’il se trouvait à des kilomètres de là, et non à quatre ou cinq mètres.
— Chef, c’est quoi, ce foutoir ? On fait demi-tour ?
— Je ne vois personne combattre l’incendie.
— On devrait peut-être attendre les flics.
— Montre-nous que t’as des couilles, Tom. Ôte-moi ton pied de ces freins.
L’Échelle s’ébranla.
Au même moment, Clifford Stockton repérait le feu.
Clifford, que sa mère et plusieurs tantes s’obstinaient à appeler Cliffy malgré ses douze ans, aperçut la fumée depuis sa chambre. Il resta planté en pyjama devant sa fenêtre, à se demander si la situation était grave. Il aurait voulu y voir un de ces mauvais présages caractéristiques des films catastrophes qu’il adorait – la jauge de pression détraquée dans Panique à bord, la tempête de neige incessante d’Airport.
Un bon départ pour sa journée, et pour un des scénarios qu’il avait coutume de se raconter. Il se mit à composer le film. « Nul ne se doutait », dit-il à haute voix. Nul ne se doutait de… quoi ? Il n’avait plus qu’à le découvrir.
Sa mère dormait toujours tard le samedi. Il mit son jean de la veille et le premier T-shirt qu’il trouva dans le tiroir, essuya ses lunettes avec un Kleenex et descendit regarder la télé. Tiens, plus de courant. Ni au salon, ni dans la cuisine, ni dans le couloir, ni dans la salle de bains. Pour la première fois, il pensa qu’il vivait un événement réel, un truc vraiment pas ordinaire. Jusqu’alors, son existence n’avait eu d’intérêt qu’en rêve.
Un éclair, diffus, sans coup de tonnerre, l’avait réveillé, puis il avait passé une nuit agitée et baignée de lumière. Il s’en souvenait, maintenant.
Après réflexion, il monta à pas de loup au premier étage de leur maison de location et ouvrit doucement la porte de la chambre de sa mère. À trente-sept ans, celle-ci était maigre et sans grâce, mais il n’avait rien d’un observateur critique. Sa maman sautait au plafond si on la privait de sa grasse matinée le seul jour où elle pouvait dormir jusqu’à 10 heures. Et lui, il était libre – de se préparer le petit déj’, de regarder la télé, de jouer dehors s’il laissait un mot et rentrait pour midi. Le top. Même aujourd’hui, la règle devait s’appliquer. Il rédigea un message – Je suis parti en vélo – qu’il fixa au frigo à l’aide d’un aimant en forme de fraise.
Puis il se rua dehors, ferma à clé, empoigna son V.T.T. et pédala ferme vers le pont de Powell Creek, au sud.
Il cherchait des indices. Il y avait le feu à la réserve et la lumière ne marchait plus. Mystère.
La ville paraissait trop paisible pour livrer le moindre élément de réponse. Alors, tandis qu’il franchissait le ruisseau et roulait vers le centre, Clifford se demanda si ce calme était un indice en soi. Personne dehors, à tondre la pelouse ou à laver la bagnole. Les maisons restaient closes, les rideaux tirés. Le soleil luisait sur la chaussée déserte.
Il entendit les véhicules des pompiers, sirènes ululantes, longer Beacon Road et quitter la ville à fond de train.
Ça ressemblait presque trop à un film.
Il s’arrêta chez Ryan, l’épicerie reprise l’an passé par des Coréens. Mme Sung, une petite femme replète aux yeux nichés dans des entrelacs de rides, trônait à son comptoir.
Il acheta un chocolat et une B.D. avec son argent de poche de la veille. Mme Sung lui rendit la monnaie en puisant dans une boîte à chaussures.
— Machine pas marcher, dit-elle avec un signe de tête vers la caisse enregistreuse.
— Comment ça se fait ?
Elle haussa les épaules en fronçant les sourcils.
Reprenant sa balade, il s’arrêta à Powell Creek Park, engloutit sa barre chocolatée et choisit une pelouse ensoleillée qui donnait au nord. Tout prenait vie avec une lenteur et une paresse étranges. Quelques chats battaient le pavé. D’autres magasins ouvraient. Au loin, le panache gris montait, placide, inchangé.
Il froissa l’emballage de sa friandise, le fourra dans sa poche et descendit lancer le support en carton dans le cours d’eau qui donnait son nom au jardin public. Une culbute sur un rocher, et le bateau chavira. Le Titanic dans Atlantique latitude 41°. Le paquebot insubmersible.
Puis il remonta observer Two Rivers, la ville où il ne se passait jamais grand-chose.
La ville insubmersible.
Clifford consulta sa montre. 11 h 20. Il rentra chez lui en se demandant si sa mère était levée et avait trouvé le mot ; elle risquait de s’inquiéter, se disait-il. Il laissa choir son vélo dans l’allée et se précipita à l’intérieur.
Mais elle venait de se réveiller. Attifée de son peignoir rose, la chevelure en bataille, elle trifouillait la cafetière électrique.
— Et cette saleté qui ne marche plus, dit-elle. Oh, salut, Cliffy.
Après le petit déjeuner, Dex Graham eut la même idée que Clifford Stockton : sortir pour inspecter la ville.
Il promit à Evelyn de revenir pour midi et grimpa dans sa voiture.
Il prit Beacon vers l’ouest pour regagner son logement, une chambre mal meublée dans un immeuble vieux de trente ans. Il possédait un canapé convertible, un téléviseur quarante-trois centimètres et un bureau où les devoirs d’histoire de la semaine précédente attendaient ses corrections. La vaisselle de la veille s’empilait dans l’évier. Un chez-soi ? Non, un paquet de tâches remises à plus tard. Pas d’électricité ici non plus. Ça ne se limitait ni à la maison ni à la rue d’Evelyn. Il s’en doutait d’ailleurs depuis un moment, sans s’expliquer son intuition.
Il décrocha le téléphone afin d’appeler le lycée, mais la tonalité, comme chez Evelyn, brillait par son absence.
Entamer sa reconnaissance lui parut la seule option utile. Il ferma à clé en partant.
En se dirigeant vers le centre, il ne croisa que quelques personnes dans les rues trop calmes. Pour un samedi matin, Two Rivers était bien léthargique. La panne retenait les gens à la maison et imposait la fermeture aux grands magasins, mais certaines boutiques avaient pu ouvrir : l’épicerie Tilson était éclairée par le jour que laissaient entrer les vitrines et par deux lampes à piles dans le coin sombre du congélateur. Dex s’arrêta là. Evelyn l’avait prié d’acheter des boîtes de conserve et des denrées non périssables. Et, vu l’impossibilité de prévoir la durée ou la nature du problème, il trouvait l’idée excellente.
Il avait rempli son panier et s’apprêtait à saisir une bouteille d’eau minérale quand un gros type le bouscula pour en prendre deux.
— Hé là ! dit Dex.
L’inconnu, veste de chasseur, casquette de baseball avec une pub pour les tracteurs John Deere, le fixa d’un air morne et alla au comptoir où il ajouta ses dernières acquisitions à un énorme tas – les mêmes courses que Dex, en plus grandioses.
La caissière, Meg Tilson, fraîche émoulue du lycée JFK, considéra l’amas de provisions.
— Vous êtes sûr de vouloir tout ça ?
L’homme, en sueur, respirait difficilement.
— Oui, tout. Combien ?
Privée de sa caisse enregistreuse, Meg dut utiliser une calculatrice de poche. Dex se rangea derrière l’inconnu.
— Vous avez l’air pressé.
Encore un regard inexpressif. L’autre semblait hébété.
— Vous savez quelque chose qu’on ignore ? insista Dex.
L’homme se détourna, comme si la question l’effrayait, mais il parut flancher.
— Merde, répondit-il, je regrette de vous avoir pris votre tour. Je suis juste venu…
— Faire des réserves ?
— Gagné.
— Une raison précise ?
— Cent soixante seize quatre-vingts, annonça Meg.
Ouf.
L’autre tira de sa poche deux billets de cent dollars. Meg, stupéfaite, chercha la monnaie dans une boîte à biscuits.
— J’allais à Détroit ce matin, dit l’homme. Au mariage de ma sœur. Panne d’oreiller. Je fous le smok sur la banquette arrière, je descends Beacon, je prends la nationale, d’accord ? Deux kilomètres plus loin, fin du voyage.
— La route est barrée ?
Le gros type ricana.
— Barrée ? Elle n’est plus là. Elle s’arrête net. Coupée au couteau. Elle se termine dans les arbres. Même pas un sentier. (Il le fixa.) Vous l’expliquez comment, ça ?
Dex secoua la tête.
Meg rangea les achats dans deux cartons et lui tendit la monnaie en ouvrant de grands yeux effarés.
— On est parti pour un siège, dit l’inconnu à la casquette. Ça me paraît foutrement clair.
Meg calcula la note de Dex en jetant des regards nerveux vers l’homme qui chargeait ses cartons à l’arrière d’une vieille fourgonnette Chevrolet.
— Monsieur Graham ? C’est vrai, ce qu’il a dit ?
— Je n’en sais rien, Meg. Peu probable.
— Le courant coupé. Le téléphone aussi. Peut-être que…
— Tout est possible, mais… pas d’affolement.
Elle considéra les courses de Dex, semblables à celles du client précédent.
— Vous croyez qu’on devrait tous… faire des réserves ?
— Je n’en sais vraiment rien. Ton père est là ?
— En haut.
— Tu devrais le prévenir. Qu’il y ait du vrai dans ce que ce type a dit ou qu’il s’agisse simplement d’une rumeur, de toute façon tu auras foule ici cet après-midi.
— Entendu. Tenez, monsieur Graham, votre monnaie.
Une fois les provisions dans son coffre, il faillit revenir directement chez Evelyn, mais il tenait à en avoir le cœur net. Il passa devant son appartement et prit au sud par la nationale.
Il croisa de rares voitures. Voyageurs ? Citadins arrêtés par la mystérieuse barrière ? Même si le type avait affabulé, son demi-tour forcé pouvait avoir un lien avec la coupure de courant et l’explosion sur l’ancienne réserve indienne.
La route sinuait parmi des bois de pins rayés de chemins de traverse menant aux ruines de huttes et de vieilles cabanes écrasées par la chaleur. Premier panneau, VOUS QUITTEZ TWO RIVERS ; l’affiche d’un Stuckey implanté plus loin, là où la nationale rejoignait l’autoroute ; second panneau, VOUS QUITTEZ LE COMTÉ DE BAYARD. Puis Dex négocia un virage en épingle et manqua percuter l’arrière d’une Honda Civic mal garée sur la bande d’arrêt d’urgence. Il écrasa la pédale de frein tout en braquant à gauche.
La voiture s’immobilisa. Il laissa le moteur tourner. Au bout d’un moment, il lui vint l’idée de mettre au point mort, et de couper le contact.
L’inconnu avait dit vrai.
Trois véhicules avaient précédé Dex : la Civic, une Pinto bleue dotée d’une galerie et un tracteur de semi-remorque, tous à l’arrêt. Leurs propriétaires, une femme avec un bambin, un homme en complet et le routier, se serraient les uns contre les autres. Ils regardèrent Dex quitter son véhicule.
Il gagna le bout de la chaussée. Une observation attentive lui permettrait de tout décrire avec une précision scientifique lorsqu’il verrait Howard Poole, le physicien, chez Evelyn. Il lui semblait crucial de graver dans sa mémoire les moindres détails de cette scène absurde.
La nationale cessait, comme obéissant au coup de crayon d’un géomètre. D’un côté deux voies goudronnées, de l’autre la forêt.
La découpe semblait résulter d’un instrument plus fin qu’un couteau. Seules quelques particules de goudron s’étaient détachées. La route était en contrebas par rapport à la forêt et des lambeaux de mousse et des aiguilles de pin compostées jonchaient l’asphalte. Une odeur d’humus, âcre, chaude, émanait de cette falaise en miniature dominant la chaussée. Dex préleva une poignée de terre humide qui se compactait sans peine. Elle était là depuis très, très longtemps.
Devant son genou ployé, un lombric franchit la ligne blanche avec une sublime indifférence.
Le chauffeur de poids lourd écrasa sa cigarette sous le talon de sa botte.
— Y a pas, c’est là. Personne va vers le sud aujourd’hui.
Par-delà cette démarcation, il n’y avait pas de route et il n’y en avait à l’évidence jamais eu. Une forêt profonde, sans chemins, sans même un sentier animalier.
— Ce n’est pas possible, dit la femme.
Il lui attribua la Pinto. Elle gardait ses bras serrés autour d’elle tout en jetant sans cesse des regards furtifs sur les bois, comme s’ils allaient profiter d’un instant d’inattention pour disparaître. Le bambin se pressait contre sa cuisse.
— Ce n’est pas possible, dit l’homme en complet. Enfin, c’est là, d’accord, mais ce n’est pas, euh, possible. Enfin, je veux dire, c’est incroyable.
Tout à son examen, Dex gagna le bas-côté bordé de poteaux téléphoniques. Les câbles, tranchés net eux aussi, traînaient par terre.
— C’est pas tout, déclara le routier. Même les arbres vont pas ensemble. De ce côté, ça a dû brûler deux, trois fois. Là-bas, c’est que du vieux pin. Dans cette direction, y en a un de coupé en plein milieu. On voit le cœur du bois, et la sève qui coule. Les insectes s’y sont pas encore mis, je vous parie que c’est tout récent. La nuit dernière, j’dirais.
— Vous êtes d’ici ? demanda Dex.
— J’y ai dormi. Fallait changer l’alternateur. J’partirais bien, mais c’est pareil à l’autre bout, cinq kilomètres après la carrière. Sans issue. On est pris au piège, à moins qu’ils aient oublié une voie secondaire.
— Ils ?
— Ceux qui ont fait ça. Ou ce qui a fait ça. On s’est compris. Y a peut-être moyen de s’en aller, mais j’en doute.
— Comment est-ce possible ? dit la femme.
À en juger par l’expression du chauffeur, elle devait se répéter depuis un bon moment.
Dex ne pouvait pas la blâmer. C’était la bonne question, voire la seule. Il n’avait aucune réponse à offrir, et la peur montait en lui à mesure qu’il découvrait l’ampleur du mystère.
Howard Poole poursuivit les pompiers jusqu’à l’ancienne réserve ojibwa. Lorsqu’il parvint sur la crête que Haldane et son équipe venaient de quitter et qu’il vit le laboratoire de recherches sous son voile bleu, un souvenir lui revint soudain.
Un soir, Alan Stern lui avait parlé – Stern, le physicien qui avait peut-être péri cette nuit ; Stern, son oncle.
Howard était alors un génie des maths âgé de seize ans, promis à une carrière fulgurante dans la physique des hautes énergies, perspective qui l’emplissait autant d’excitation que de frayeur. Stern séjournait dans le Queens, chez sa famille, cet été-là. Dépeint dans Time comme « prééminent dans la nouvelle génération des scientifiques américains » et photographié devant une file de radiotélescopes quelque part dans l’Ouest, il était passé à la télé et avait publié des articles farcis de formules algébriques au point d’évoquer des papyrus. Le jeune Howard l’idolâtrait.
Stern logeait là pour la semaine. Chauve, affublé d’une barbe extravagante, il accueillait les potins familiaux avec indulgence, le dîner avec courtoisie, l’évocation de sa carrière avec modestie. Howard prit patience. Tôt ou tard, il le savait, on le laisserait seul avec son oncle et, comme de coutume, le savant lui dédierait son curieux sourire de conspirateur et lui demanderait : « Alors, qu’est-ce que tu sais de nouveau sur le monde ? »
Assis sur la véranda un soir d’août, ils observaient les lucioles. Stern l’ébahissait par sa connaissance de la science moderne : les idées d’Hawking, de Guth, de Linde, et les siennes. Howard aimait ce sentiment mélangé de grandeur et de petitesse qu’il éprouvait devant de tels discours.
Puis, la conversation déclinant, son oncle se tourna vers lui.
— Howard, tu as déjà réfléchi aux questions qu’on ne peut pas poser ?
— Sans réponse ?
— Non. Qu’on ne peut pas poser.
— Je ne comprends pas.
Stern se rencogna dans sa chaise longue et croisa les bras sur sa poitrine frêle. Ses verres étaient sombres sous la lumière de la véranda. Soudain, le chant des criquets parut plus fort.
— Imagine un chien. Ton chien – comment il s’appelle ?
— Albert.
— Bon. Imagine Albert. Il est en bonne santé, non ?
— Oui.
— Intelligent ?
— Bien sûr.
— Il est donc normal, selon tous les paramètres de la gent canine. Un bon exemple de son espèce. Et il peut apprendre, n’est-ce pas ? Des tours ? Il met son expérience à profit ? Il perçoit son environnement. Il ne te confond pas avec ta mère ? Il n’est ni inconscient ni diminué en quoi que ce soit ?
— Non.
— Mais sa compréhension a des limites. À l’évidence. Parler de gravitons ou de transformations de Fourier l’exclut de la conversation. On emploie un langage qu’il ne connaît pas, qu’il ne peut pas connaître. Des concepts intraduisibles qui ne trouveront jamais place dans son univers mental.
— Entendu, dit Howard. J’oublie l’essentiel ?
— On est là à se poser des questions existentielles. Sur l’univers et son début. Sur tout ce qui existe. Et si on pose une question, on pourra sans doute y répondre tôt ou tard. On pense qu’il n’y a pas de limites au savoir. Ton chien commet peut-être la même erreur ! Il ne connaît que son quartier mais, transporté dans un lieu inconnu, il l’étudierait avec les outils dont il dispose, et il le comprendrait – à l’aide de sa vue et de son odorat, en chien qu’il est. Il n’y a pas de limites à son savoir, Howard, sinon celles dont il ne fait pas et ne peut pas faire l’expérience. Où est la différence entre lui et nous ? On est des mammifères, on a suivi une évolution parallèle, après tout. Notre cerveau est plus gros, mais de quelques dizaines de grammes seulement. On peut poser plus de questions que ton chien, beaucoup plus. Et y répondre. Mais s’il existe des limites réelles à notre savoir, elles nous sont aussi invisibles qu’à Albert. Et s’il y a dans l’univers un phénomène qu’on ne peut pas comprendre, une question qu’on ne peut pas poser, tu crois qu’on en trouvera un indice ? Qu’on aura un aperçu du mystère ? Ou qu’il restera toujours hors de portée ?
Le savant se leva, s’étira, se pencha sur la balustre qui dominait la rue sombre et bâilla.
— Ça concerne les philosophes, pas les physiciens, conclut Stern. Mais le problème m’intrigue, je l’avoue.
Howard aussi était intrigué. Il n’en dormit pas de la nuit. Une fois au lit, il considéra les limites du savoir humain. Les étoiles brillaient à sa fenêtre et, paresseuse, une douce brise rafraîchissait son front.
Jamais il n’oublia cet entretien, que son oncle mentionna en invitant Howard à le rejoindre au centre de recherches de Two Rivers.
— C’est du népotisme pur et simple, dit le jeune homme. Et d’abord, ce boulot, je le veux. Tout le monde parle de toi, tu sais. Alan Stern, naufragé corps et biens dans un projet gouvernemental. Quel dommage !
— Tu le veux ? Tu te rappelles notre conversation ?
Howard, qui s’en souvenait mot pour mot, dévisagea son oncle.
— Ça veut dire que tu étudies ce problème ?
— Qu’on l’a effleuré. Le Mystère. (Il jugea le sourire de Stern un peu fou.) Qu’on a mis la main dessus. Je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant. Réfléchis. Parle-m’en si ça t’intéresse.
Fasciné bien malgré lui, et dépourvu d’une offre plus alléchante, Howard avait téléphoné au physicien.
Enquête, avis favorable, embauche par le secrétariat à la Défense. Arrivé trois jours plus tôt, il avait visité une partie du labo… mais personne n’avait cru bon de lui expliquer la fonction, la raison fondamentale de cette succession de salles, d’ordinateurs, de casemates en béton et de portes d’acier. Son oncle aussi restait dans le vague et gardait un air distant : tout s’expliquera le moment venu.
Du sommet de l’escarpement, il discernait les bâtiments, comme peints en bleu, la fumée s’élevant du bunker central et, pire, l’image floue d’un camion de pompiers et d’un break qui rampaient sur la voie d’accès.
Howard ne comprenait pas ce que signifiait ce voile. Mais il se savait témoin d’un désastre, d’une tragédie étrange et singulière. Aucun mouvement sur le complexe, du moins à ciel ouvert. Le centre disposait d’une équipe de lutte contre l’incendie, mais il n’en apercevait aucune trace, en tout cas dans les parages du bâtiment central. Cette lueur d’azur lui donnait le vertige.
Et si tout le monde avait péri ? Y compris son oncle ? À l’évidence, Alan Stern occupait le centre de ce dispositif ; il en était le seigneur, le sorcier, le guide. S’il y avait eu mort d’hommes, il se trouvait au tout premier rang. La fluorescence suggérait des radiations dont Howard était bien en peine de deviner la nature, mais il fallait de la puissance pour expulser des photons. Il y avait des produits radioactifs dans ce labo : les panneaux apposés sur les casemates aveugles le prouvaient, et on lui avait remis un badge de radioprotection dès le premier jour.
Voilà pourquoi il avait filé les pompiers de la localité. Il ne les croyait ni entraînés ni équipés pour combattre un feu radioactif. S’ils mésestimaient le danger, ils pouvaient tomber dans un piège mortel. Il avait donc sauté dans sa voiture et foncé à leur suite pour les prévenir coûte que coûte. Quitte, maintenant, à pénétrer sous cette chape immatérielle.
Il vit alors les deux véhicules ralentir, s’immobiliser, manœuvrer… et repartir.
Il redémarra et descendit la pente à leur rencontre.
Le chef suppléant Haldane aperçut le véhicule civil, mais il était trop mal en point pour s’en soucier, une fois sorti de son break, il avait vomi ses tripes sur les jeunes pousses du bas-côté, puis s’était assis sur un bloc de granit, la tête entre les mains et l’estomac en déroute.
Il ne voulait voir personne. Ne parler à personne. Ce qui comptait, c’était d’avoir quitté la lumière bleue et retrouvé le monde normal. Quel soulagement ! Il aspira de grandes bouffées d’un air salvateur. Il serait bientôt de retour dans sa maison banale de sa ville ordinaire, et ce cauchemar prendrait fin. L’incendie pouvait réduire ces bâtiments en cendres, il s’en foutait ; ça vaudrait même mieux.
— Capitaine ?
Il cracha par terre pour chasser le goût de vomi, leva les yeux. Devant lui, un civil vêtu d’un jean et d’une chemise en coton bien repassée. Sans doute le conducteur de l’automobile – un jeune homme, à en juger par sa peau rose et ses lunettes en cul de bouteille. Haldane garda le silence. Il attendait que l’apparition justifie sa présence.
— Je m’appelle Howard Poole. Je travaille dans ce labo. Enfin, j’aurais dû y travailler, s’il n’y avait pas eu l’accident. Je suis venu parce que je me disais que, si vous combattiez le feu, vous risquiez d’ignorer… la présence de radioactivité, de matière particulaire dans cette fumée.
Poole semblait sur des charbons ardents.
— De matière particulaire, répéta Haldane. Bon, merci, monsieur Poole, mais le problème n’est pas là pour l’instant.
— Vous avez rebroussé chemin.
— En effet.
— Je peux vous demander pourquoi ?
Certains pompiers, leur malaise passé, se regroupaient derrière Poole. Parmi eux, Shank et Stubbs, visiblement transis et hébétés sous leur casque et leur veste rembourrée.
— Vous travaillez ici, dit Haldane. Vous en savez plus que moi.
— Non. Je n’y comprends rien.
— C’est comme si on avait franchi une limite, dit Chris Shank. (Ce bon vieux Chris, songea Haldane. Toujours prêt à l’ouvrir quand on doit la fermer.) On descendait pour évaluer le sinistre, et déjà c’était bizarre, avec cette lueur et tout, mais soudain… enfin, on savait plus d’où on venait ni où on allait.
Il secoua la tête.
— Il y a des choses là-dedans, ajouta Tom Stubbs.
Haldane fronça les sourcils. Des choses là-dedans. Il les avait vues aussi, et il rechignait à en parler. D’ici, l’esplanade de l’usine d’armement paraissait vide. Étrange, tel un mirage, mais déserte. Qu’est-ce qui l’avait pris ? Une hallucination ?
Voilà que Chris Shank branlait du chef.
— Oui. J’ai vu…
— Accouche, dit Haldane.
S’il fallait en discuter devant un civil, autant parler clair.
Shank baissa les yeux. Honte et crainte révérencieuse se disputaient son visage comme l’ombre et la lumière.
— Des anges. C’est ça que j’ai vu. Plein d’anges.
Haldane le regarda fixement.
Tom Stubbs secouait la tête.
— Des anges ? Que non ! Là-bas, il y avait Jésus-Christ en personne !
Poole regarda derrière les deux pompiers d’un air égaré, et le silence de ce samedi sembla tout à coup assourdissant. Un corbeau croassa dans l’air immobile.
— Vous êtes cinglés, tous les deux, dit Haldane.
Il se tourna vers le no man’s land du centre de recherches, auquel la lumière vive donnait l’aspect d’un lambeau de ciel naufragé sur la terre. Son esprit restait clair, malgré la nausée, malgré le trouble dont il avait souffert. Il se le rappelait. Il le revoyait comme s’il y était. Il s’en souviendrait jusqu’à sa mort.
— Pas d’anges, et foutre pas Jésus-Christ, dit-il. Tout ce qu’il y a là-dedans, c’est des monstres.
— Des monstres ? répéta Poole.
Haldane cracha un nouveau jet de salive amère sur la terre pulvérulente. Toute cette histoire lui pesait.
— Vous avez très bien entendu.
Au lieu d’une panique, ce fut un malaise sournois et profond qui se répandit en ville. Les rumeurs coururent des jardins aux rues pour mieux revenir s’insinuer dans l’intimité des foyers. Ce soir-là, tous savaient qu’une forêt impensable barrait la route au nord comme au sud, certains connaissant par ouï-dire la présence des anges de Chris Shank au labo. Quelques-uns croyaient même au Second Avènement tel que le défendait Tom Stubbs : un Messie de cent mètres, vêtu du blanc de la Résurrection, arpentant la ville. Le dimanche, tous les sermons condamnaient ce point de vue dans des églises combles.
Un week-end sans électricité, ni téléphone ni la moindre explication. Les gens se calfeutraient chez eux et s’assuraient les uns les autres que d’ici peu la vie reprendrait son cours, la lumière reviendrait et la télé éclaircirait l’affaire. Les stocks alimentaires s’épuisaient dans les rares épiceries ouvertes. Le supermarché du centre commercial de Riverview resta fermé, au grand soulagement du voisinage : ça devait puer le fauve, là-dedans, disait-on, après les deux jours de beau temps printanier et la coupure de courant au rayon surgelés.
Samedi soir, Dex et Howard échangeaient leurs récits. Chacun veilla d’abord à épargner la crédulité de l’autre, puis les langues se délièrent quand il apparut qu’ils avaient tous deux été les témoins de miracles. Au matin, ils partirent. Dex conduisait. Howard, calé dans le siège du passager, une carte d’état-major sur les genoux, le crayon et le compas en main, admira la barricade boisée dressée sur la nationale au sud, l’inscrivit avec précision et procéda de façon semblable pour le nord. Puis ils suivirent tous les chemins possibles, pour aboutir immanquablement à une barrière naturelle de pins majestueux. La County Route 5 s’achevait pareillement à l’ouest quand Howard dit :
— On n’a qu’à arrêter là.
— C’est vrai que ça devient monotone.
— Et surtout évident.
Howard plaqua la feuille de papier contre le tableau de bord : il avait porté tous les barrages et les avait reliés entre eux. Dex nota que la figure formait un cercle parfait dont la ville occupait le quadrant sud-ouest.
Howard recourut au compas pour en marquer le centre, mais Dex l’avait déjà estimé : l’ancienne réserve ojibwa, le laboratoire de recherches en physique de Two Rivers, où le jeune diplômé avait vu des voiles d’une lueur azur, et le chef des pompiers, des monstres.
Ce même dimanche, Calvin Shepperd, un pilote privé, s’envolait en hydravion de l’extrémité ouest du lac Merced et mettait cap au sud, vers Détroit – ou son ancien emplacement sur la carte.
Du ciel, le cercle relevé par Dex et Howard était aussi évident qu’une ligne de cartographe. On avait transplanté (tel est le mot qui lui vint à l’esprit : transplanté, comme le ficus de sa femme) Two Rivers, en fait une bonne partie du comté de Bayard, dans la forêt de pins qui devait recouvrir le Michigan quand Jolliet et La Salle l’avaient exploré au XVIIe siècle. Shepperd, homme plutôt calme de nature, n’y comprit goutte, mais refusa de céder à la peur. Il observa et prit note pour plus tard.
Autre élément troublant, son récepteur VOR ne captait aucun signal. Peu lui importait. Aviateur chevronné, il avait calculé son itinéraire à l’aide des règles de vol à vue V.F.R., et il savait encore naviguer à l’estime, merci bien. Il n’était pas de ces accros de la radionavigation qui sont perdus sans ordinateur, mais le silence des balises l’inquiétait.
Il mit cap au sud à la boussole le long de la rive du lac Huron, par la baie de Saginaw. Il aurait dû survoler Bay City puis Saginaw, mais elles avaient disparu. S’il rencontra des signes de présence humaine, fermes, puits de mine, coupes de bois, Shepperd dut attendre la rivière de Détroit pour trouver une localité digne de ce nom.
Une ville, même. Mais ce n’était pas le Détroit qu’il se rappelait. Il n’avait jamais vu d’endroit pareil.
Il y avait du trafic aérien, des appareils grands et frêles d’un modèle inconnu. Mais ni tour de contrôle ni balise, juste des parasites dans ses écouteurs. Il mettait ces avions en péril par sa présence. Il survola les faubourgs, à basse altitude, puis de longs bâtiments au toit en tôle blottis au bord de la rivière. Des entrepôts ? Il entrevit des immeubles en pierre noire, des rues étroites et encombrées. Les véhicules, dont certains tirés par des chevaux, n’éveillèrent aucun souvenir en lui. De haut, on aurait dit un diorama, une vitrine de musée ; en aucun cas un endroit réel. Ce n’est pas vrai, mon Dieu, se disait-il.
Il en avait vu assez pour se sentir angoissé. Il rentra avec le soleil au bout de son aile, en tâchant de refouler l’image de ce lieu, de peur de craquer. Il rongea son frein durant tout le trajet. Et s’il s’était trompé dans ses calculs ? Si Two Rivers manquait à l’appel ? Et s’il devait se poser en pleine nature ?
Il n’avait plus les repères édifiés par l’homme, mais il connaissait le pays comme sa poche. Cette terre faisait partie de sa famille. Elle ne le trahit pas. Shepperd retrouva la surface paisible du Merced peu avant la tombée de la nuit.
Il ne se confia à personne. Même Sarah, sa femme, resta dans l’ignorance. Si elle l’avait traité de dingue, il ne l’aurait pas supporté. Il envisagea d’en parler à un responsable, le chef de la police ou le maire. Mais, à supposer qu’ils le croient, que tireraient-ils de ces informations ? Rien, songea-t-il. Rien du tout.
Il décida de retenter l’aventure, pour se convaincre de la réalité de son premier voyage. Le lundi matin, une fois son réservoir rempli aux pompes des quais, il décolla et reprit la route sud. Mais il laissait à peine le comté derrière lui qu’il virait sur l’aile, le cœur battant, la chemise trempée de sueur.
Il avait peur. L’association de ces étendues de pins et de la ville sombre et anguleuse l’effrayait. Il n’avait aucun désir d’en apprendre davantage. Il en savait déjà trop.
Le lundi, une formation aérienne survola Two Rivers. Attirés dehors par le bruit, les gens mirent la main en visière pour scruter le ciel sans nuages de ce bel après-midi de juin. Les trois avions paraissaient conventionnels, quoique datés : un seul moteur, à hélice, un carénage en métal riveté brillant sous le soleil. Ils volaient trop haut pour qu’on identifie leurs insignes, mais on estima qu’il s’agissait d’appareils militaires.
Calvin Shepperd leur trouva une vague ressemblance avec les P-51 de la Seconde Guerre mondiale et se demanda s’il les avait attirés en déclenchant une alarme quelconque. Un radar avait pu le détecter.
Il regarda ces zincs décrire un dernier cercle et filer vers le sud, taches blêmes sur un horizon blême.
Evelyn Woodward avait consacré ses derniers fonds à l’achat de provisions et, luxe dangereux, d’un jeu de piles pour son poste – l’argent se faisait rare, nul ne savait quand la banque rouvrirait – mais elle croyait en la radio, qu’elle jugeait vitale. Chaque hiver, une tempête de neige abattait des branches de pin sur les lignes ; la maison se trouvait alors plongée dans l’obscurité et le froid tandis qu’on tâchait de réparer les dégâts. Dans ces moments-là, elle écoutait la radio. W.G.S.T. annonçait la coupure de courant, détaillait les comtés concernés. Le calme du présentateur était contagieux ; à l’écouter, on savait le problème temporaire : les ouvriers s’en occupaient, des gens œuvraient dans la nuit venteuse.
Malgré les prédictions de Dex et d’Howard Poole, malgré la durée anormale de la crise, si étrange par ce beau mois de juin, Evelyn ne désespérait pas d’entendre sa radio revenir à la vie. Même privée de W.G.S.T., elle pourrait se rabattre sur l’autre station. Elle laissait à Dex ses mauvais pressentiments.
Elle changea les piles et poussa le volume à fond, jusqu’à emplir la pièce du crachotis des parasites.
Peu importe, se dit-elle. J’entendrai une voix tôt ou tard.
Le poste, c’était son affaire. Elle l’éteignait dès que quelqu’un, surtout Dex ou Howard, entrait. Elle craignait d’avoir l’air stupide ou naïve et elle n’avait besoin de personne pour l’y aider. De toute façon, ce n’étaient pas les moments d’intimité qui manquaient : le soir, les deux hommes parlaient dans la salle à manger, où Dex avait installé une lampe à pétrole. Comme si la discussion devait éclaircir le mystère ou l’enfouir sous le poids des mots. Evelyn préférait attendre auprès de sa radio parmi les ombres qui s’épaississaient. Dimanche soir. Lundi soir.
Le passage des avions l’avait réconfortée. Dex avait bien sûr interprété leur venue avec sa paranoïa habituelle. Elle se l’expliquait plus simplement. Le problème, quel qu’il soit, avait attiré l’attention. On s’en occupait. On allait le résoudre.
Le poste se remit à parler ce soir-là. Quand elle entendit les voix ténues et brouillées, elle sourit. Dex avait tort. La normalité frappait à leur porte.
Elle s’assit à la table de sa cuisine, l’oreille collée contre le haut-parleur. La nuit tomba derrière la vitre poussiéreuse. Elle écouta un quart d’heure d’une pièce radiophonique (il y en avait bel et bien sur cette station) qui traitait de policiers religieux, ou de religieux policiers – elle n’aurait su dire. Les acteurs avaient tous un accent marqué, anglais, français, voire inconnu, et un vocabulaire étrange. Une œuvre européenne, songea Evelyn. De l’avant-garde. Suivit, sur le même ton, une annonce pour la farine blanche Mueller, meulée à la pierre, « d’une pureté sans conteste ». Puis l’heure et les infos.
Selon le bulletin, la bataille navale du détroit de Yucatán s’était soldée par d’énormes pertes dans les deux camps. Le Logos, endommagé, regagnait Galveston à petite vitesse, mais le Narvaez espagnol avait coulé avec tout son équipage. Et la campagne terrestre se heurtait à une résistance acharnée dans les collines de Cuernavaca.
Sur le plan intérieur, poursuivait le présentateur, l’Ascension avait été marquée d’un bout à l’autre du pays par des célébrations et des feux d’artifice dont l’un, tiré du port de New York, avait mis le feu à un dépôt de goudron situé sur le rivage du New Jersey et causé la mort de trois gardiens de nuit.
À Montmagny, la police avait dispersé un rassemblement pacifiste. Les proctors réfutaient la thèse de la manifestation d’étudiants, affirmant que la plupart des personnes arrêtées étaient des apostats, des syndicalistes ou des juifs.
Evelyn éteignit la radio d’un geste brusque et se retint de l’envoyer se fracasser contre le mur.
Privé de télévision, Clifford Stockton avait passé le plus clair des trois derniers jours sur son V.T.T.
Ce vélo, c’était un moyen de transport, mais surtout la clé du mystère. Clifford voulait comprendre l’énigme de Two Rivers – comme tout adulte, voire plus. Des extraterrestres, des monstres, des miracles ? Et pourquoi pas ? Il ne soutenait aucune théorie. Il avait entendu sa mère rire (jaune) à l’idée d’anges papillonnant autour de l’usine d’armement. Clifford non plus ne raffolait guère de cette hypothèse, sans toutefois l’exclure : il ne savait trop à quoi s’attendre de la part d’un ange. Il avait voulu s’approcher du laboratoire, mais la police avait posté une voiture sur la route d’accès afin de détourner les curieux et il n’avait donc rien pu constater de visu.
Tant pis. À vélo, le laboratoire, ça faisait une trotte. Il y avait d’autres énigmes plus près. Comme Coldwater Road.
Elle courait sur trois kilomètres passé la cimenterie. On avait déclaré la zone constructible, installé lignes électriques et conduites d’eau (les bornes d’incendie ponctuaient les lots tels des arbustes tropicaux), mais on n’avait jamais construit une seule maison. Personne n’y allait, sauf les ados la nuit, et Clifford trouvait ça au poil ; il avait peu de copains et plein d’ennemis parmi les garçons de son âge. Maigre, myope, bouffeur de télé, dévoreur de bouquins, il aimait rester seul. Là-bas, il pouvait passer l’après-midi dans les broussailles et les bosquets sans risquer d’être dérangé. Le pied.
Mais, depuis samedi, le coin avait changé. Une vieille, vieille forêt coupait en deux le damier des terrains vagues. Le mystère prenait d’étranges proportions.
Il faisait frais et humide dans ces bois denses, profonds, au sol noir riche d’odeurs. C’était attirant et repoussant à la fois, et il n’osa pas s’aventurer bien loin dans la pénombre.
Mais la lisière le fascinait. Elle courait en ligne droite, sauf si on la suivait des yeux depuis le bout du lotissement. Là, on aurait dit qu’elle s’incurvait. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion d’optique.
Les arbres n’étaient pas tous intacts. Les pins à cheval sur la frontière étaient proprement coupés en deux. Sinistre. Une sève jaune, collante, saignait du cœur vert pâle. D’un côté, de belles branches chargées d’aiguilles, de l’autre, rien.
Il essaya d’imaginer la force qui aurait pu englober sa ville, l’extirper du monde comme un biscuit du moule et la déposer ici, nulle part, en pleine nature.
Clifford avait déjà entendu l’expression terre vierge, et pensait en voir une, mais il découvrit bientôt qu’elle ne l’était pas tout à fait : il y avait des sentiers.
Prendre à gauche au bout de Coldwater Road, suivre la lisière des bois jusqu’à la fin du lotissement, continuer tout droit dans les broussailles, gravir une petite colline (de laquelle on apercevait la cimenterie et, plus loin, le labyrinthe d’impasses où se trouvait sa maison), laisser son V.T.T., s’enfoncer dans les ronces, les herbes hautes, les fleurs sauvages, tout ce trajet menait à une piste.
Une piste dans cette forêt nouvelle et ancienne. Une piste vers Two Rivers. Mais qui s’achevait là, comme toutes les routes de la ville s’achevaient à la forêt.
Les arbres étaient coupés sur une bonne largeur et les buissons aplatis, peut-être par le passage de camions. Clifford aurait appelé ça une route de bûcherons, mais il pouvait se tromper ; il préféra s’en tenir là pour les hypothèses.
Il parcourut quelques mètres, attentif au bruissement des pins et à l’odeur âcre et moite de la mousse. On se serait cru sur un autre monde. Effrayé, il n’alla pas bien loin. Si jamais l’accès à ces bois se fermait derrière lui, il ne retrouverait pas son V.T.T., sa maison et sa ville disparaîtraient, et il n’aurait que cette piste et ces arbres pour se repérer. Où irait-il ?
En rentrant, il vit trois avions dans le ciel. Nouvel indice. Il n’y connaissait pas grand-chose, mais il les trouva démodés. Trois petits tours, et puis s’en furent.
Quelqu’un nous a vus. Quelqu’un sait qu’on est là.
Il passa la journée à la maison avec sa mère qui essayait de cacher sa peur. Ils ouvrirent des boîtes de chili con carne pour les réchauffer à la bougie. Ce soir-là, elle alluma le transistor, et ils captèrent de la musique, mais sans pouvoir la reconnaître : des airs tristes, évoquant des chants d’oiseau. Puis une voix d’homme, vite noyée sous les parasites.
— Je ne connais pas cette station, dit sa mère d’un air absent. Je me demande d’où elle émet.
Le lendemain matin, Clifford avait repris son vélo et rejoint le sentier quand des gros-porteurs survolèrent Two Rivers. Les appareils, dont les ailes bourdonnaient d’hélices, semèrent des points noirs sur le ciel de juin : des bombes, se dit-il, le souffle coupé, avant que n’éclosent les corolles blanches auxquelles des hommes se suspendaient.
Des parachutes. Comme s’il en pleuvait.
Sentant la terre trembler, il plongea sous le couvert des arbres et là, terrifié, il vit une colonne de véhicules blindés défiler en rugissant dans un nuage de poussière et de gaz d’échappement, il vit des uniformes noirs et des fusils à baïonnette sans que les soldats soupçonnent la présence de ce garçon qui les regardait sortir de la pénombre et de la forêt, traverser à grand fracas les terrains vagues du lotissement avorté et prendre la direction de Two Rivers sur le ruban gris de Coldwater Road.